LE Vendredi XIII, ses trois voiles aiguës pointées vers le ciel déchiré, accrochant le vent tordu, entrait dans la houle de l’Atlantique. La voix du speaker anglais annonçait, avec un accent d’Oxford un peu précipité par l’émotion, que ce serait peut-être ce bateau français qui arriverait le premier en Amérique, gagnant ainsi la course des navigateurs solitaires, de Plymouth à Newport.

Han ne savait pas où était Newport, où était Plymouth. Il savait où était l’Amérique, mais l’Angleterre, à peine. La géographie connue du Monde ne l’intéressait pas. Quand il se penchait sur le grand globe terrestre lumineux qui tournait lentement au centre de la salle des écrans, c’était le bleu vide des océans qui le fascinait. Il posait sa main sur leur surface lisse, et ses mâchoires se crispaient lorsqu’il sentait sous le creux de sa paume glisser la tiédeur sans relief du plastique.

Lorsqu’il promenait sa main sur le doux ventre bombé d’Annoa, il y sentait la même tiédeur et le même mystère. Là, sous sa main, il y avait autre chose que ce qui était évident et visible, il y avait des vies inconnues, des espaces inimaginables, du sang et des lumières infinies.

Le Pen Duik 4, avec ses trois coques, entra à son tour dans l’écran. Derrière lui et devant lui il y avait l’océan, avec l’horizon si loin que le regard s’y allongeait et s’y couchait sans parvenir à en toucher le bout. Dans l’île il n’y avait pas d’horizon. On ne pouvait le voir que dans les écrans.

Han se leva et s’étira les bras dressés, faisant craquer ses coudes et ses épaules, et poussa un cri comme le cerf au printemps. D’énormes écouteurs masquaient ses oreilles, il ne s’entendit crier que de l’intérieur. Son cri se mélangea au bruit du vent contre les voiles du bateau, venu de l’autre côté de la Terre.

Il y avait cinquante-deux postes récepteurs dans la salle, en gris ou en couleurs, disposés sur des tables, sur des tréteaux, à terre, accrochés aux murs, dans un désordre pratique qui permettrait de n’en voir qu’un ou de les voir tous. Des paires d’écouteurs, au bout de longs fils, reposaient un peu partout sur la moquette, comme des cèpes sur la mousse. Il y en avait tant que le presque silence sorti de ceux qui restaient inemployés composait un murmure semblable à celui de la forêt quand le vent va venir.

Les enfants nus, coiffés des écouteurs énormes, couchés sur le sol, assis sur des fauteuils, des tabourets, des troncs d’arbres, s’étaient agglomérés en majorité devant deux groupes de récepteurs en couleurs. L’un donnait des images des 24 Heures du Mans, retransmises par un émetteur canadien, l’autre groupe recevait les extravagantes péripéties d’un moto-cross à travers le désert du Nevada. Il y avait également beaucoup d’enfants, plus jeunes, devant les trois récepteurs qui diffusaient, l’un en gris, deux en couleurs, un film policier dont l’action se déroulait dans les rues de New York. Voitures, encombrements, hurlements de pneus, gratte-ciel, fusillades, incendies, foules, trottoirs bondés, avenues interminables, parkings, démarrages, accélérations, chutes, rugissements des monstres à quatre roues fonçant sur la ligne droite des Hunaudières, motos sautant par-dessus les cactus, nuages de poussière, bottes, pantalons de cuir, mitraillettes, explosions, sang, sirènes, et, par-dessus tout, le ciel… C’était un univers inconnu, fabuleux, qui entrait dans les yeux et les oreilles des enfants de l’île, un univers qu’on ne peut voir nulle part dans la réalité, qui n’existe que dans des images ou dans des histoires qu’on raconte. Il y avait dans l’île beaucoup de gens, ceux qui n’étaient plus des enfants, qui déclaraient que cet univers existait, tout autour de l’île, et que le malheur et la mort y régnaient. Eux, les enfants jeunes, ne savaient pas ce qu’était le malheur, et ils ne connaissaient la mort que par les images des écrans ou les batailles des animaux des jardins. Un animal était mort quand il était mangé par un autre animal. Mais dans les images, les hommes ne mangeaient pas les hommes. Les hommes montaient dans des véhicules qui avaient des roues et parfois des ailes, et ils avaient énormément d’espace devant eux pour rouler de plus en plus vite en faisant des bruits terribles pour s’envoler. Parfois ils arrivaient jusqu’au-dessus de l’île. On les voyait à travers les couvercles des barques closes, quand on sortait, par beau temps. Les enfants nus, les écouteurs couvrant leurs oreilles, regardaient l’univers des écrans avec effroi et envie. C’était l’univers du rêve et du cauchemar. Il suffisait de fermer les yeux pour ne plus y croire.

Couchée sur la moquette couleur de mousse, Annoa, les yeux fermés, écoutait et ne regardait pas. Elle entendait le vent et la mer. Ils entraient en elle et descendaient de sa tête dans son ventre. Son ventre était la mer et le ciel. Han y était entré et y avait mis tous les mouvements du Monde, et maintenant le Monde était dans son ventre et y grandissait.

Elle sentit Han qui se recouchait auprès d’elle. Il mit ses bras autour d’elle et la serra doucement contre lui. Elle sourit et, confiante et tranquille, s’endormit dans le bruit de la mer.

Le Grand Secret
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